Pendant fort longtemps et encore récemment, la procrastination n’a été vue que comme une maladie — honteuse, nécessairement, comme toutes les maladies psychiques ou presque. Culturellement, c’est un trouble associé à la jeunesse : quasiment toutes les études statistiques portent sur la tranche 15-25 et surtout chez les étudiants. Alors, forcément, pour les boomers, c’est le signe que le monde part à vau-l’eau : Ah ces jeunes ! Pensez donc : la procrastination fait perdre à l’économie américaine 70 milliards de dollars chaque année.
Pour coûter si cher à une économie, la procrastination ne concerne néanmoins pas que le monde estudiantin mais touche toutes les strates et notamment le Service public. Il n’est pas un gestionnaire d’EPLE qui ne l’ait connu un jour ou l’autre, à son niveau ou parmi ses collaborateurs. Fléau certes, parfois, elle n’a pas qu’une seule facette : à nous d’en faire une force motrice plutôt qu’une maladie inhibitrice.
Post-modernité et confort
À part dans les sociétés qui connaissent la guerre, la famine, le rationnement, notre motivation n°1 aujourd’hui n’est plus la survie. Ce qui fait que nous avons pris nos aises et une grande relativité avec la notion d’urgence : nous procrastinons donc volontiers. En fait, tout notre être évalue en permanence l’équilibre entre la satisfaction apportée par le devoir accompli avec l’énergie à dépenser pour sortir de notre zone de confort et nous mettre à bosser sur un truc qui nous casse les pieds parce que trop complexe.
Mon exemple : faire mes droits constatés sous GFE. Le pire, je crois, ce n’est même pas la première constatation, mais le temps infini que va me prendre la reconstatation de trois pelés et deux tondus, la masse de documents qu’il faut que je produise, charrie, transfère, manipule, le tout pour faire varier la somme globale de seize euros et trente-sept centimes. Je procrastine TOUJOURS les reconstatations.
Mantra n°1 : la procrastination, ce n’est pas de la flemme
Si nous nous sentons si coupable face à la procrastination, c’est que nos cultures en font un synonyme de la flemme, fléau social dans une société du "travail", voire comme de l’apathie, trouble psychologique, ou de la léthargie, qui elle est un dysfonctionnement médical sérieux.
Très étrangement d’ailleurs, la pure flemme, c’est à dire la véritable capacité à paresser, est même encensée par les psycho-trucs comme élément primordial à notre santé mentale. Il vaut mieux ne rien faire du tout, et déconnecter, plutôt que de faire autre chose pour repousser la véritable échéance, c’est à dire "procrastiner."
Mantra n°2 : la procrastination, c’est parfois un signe de génie...
ou du moins d’un esprit conceptuel et créatif. Vous avez tous entendu parler des génies qu’étaient Albert Einstein ou peut-être aussi Steve Jobs. Tous les deux sont pourtant des légendes de la procrastination. Parce que remettre une décision ou une action au lendemain n’est pas, en soi, le fait de l’écarter de notre réflexion, mais plutôt de lui accorder le temps nécessaire de mûrir : le cerveau continue à fonctionner à plein tubes. Pour les Égyptiens antiques, la procrastination n’était pas le fait de remettre aux calendes grecques, mais bien de "trouver le bon moment".
Dans ce cadre, les recherches sur le sujet tendraient à prouver que les procrastinateurs sont plus efficaces pour trouver des moyens simples et rapides de résoudre leurs problèmes, pour éviter les obstacles, et trouver des techniques pour automatiser les choses.
Mon exemple : je me définis comme la pire (ou la meilleure, question de point de vue) procrastineuse du ministère, et peut-être de toute la fonction publique d’État. C’est ce qui me pousse et me porte à développer sans cesse des moyens de simplifier, automatiser, rationaliser nos missions de fourmis... et que je suis aussi une adepte des MachinSCO et d’Open Académie ! Et pour mes collègues, je suis finalement souvent perçue comme celle qui a abattu le plus de boulot, une acharnée à la tâche... Comme quoi.
Mantra n°3 : la procrastination, c’est souvent de l’intuition
Dans nos métiers, où l’on nous demande davantage d’être efficaces que d’être géniaux (quoique), ce bon moment de décalage permet également d’éviter les actions et les dépenses inutiles. En effet, la priorité absolue du jour peut se révéler la très mauvaise idée de demain. Il existe donc dans ce cheminement de pensée une forme de procrastination intuitive.
Mon exemple : une cheffe d’établissement me demande, il y a quelques années d’acheter des walkie-talkies pour que les assistants d’éducation puissent communiquer entre eux dans l’établissement. Naturellement mais involontairement, je repousse le bon de commande. La cheffe d’établissement revient à la charge une fois, deux fois, trois fois : le conseiller principal d’éducation lui a vraiment demandé ses appareils indispensables au bon fonctionnement de l’établissement. On est en mai. Plus par lassitude que par conviction — mais surtout parce que je suis une fonctionnaire loyale et diligente —, je passe le bon de commande, je forme les AED. Deux jours après la mise en route des appareils apparaissent les premiers soucis de pile, il faut renvoyer le matériel chez le fournisseur qui ne voit aucun défaut de charge. J’apprends que le chef d’établissement adjoint à passer un après-midi à jouer... non, expliquer aux assistants d’éducation à se servir des talkies, ce qui pourrait justifier la "défaillance" des piles. Juillet arrive et les assistants d’éducation qui avaient impérativement besoin des talkies quittent l’établissement. Les talkies n’ont jamais resservi.
Conclusion : cette procrastination intuitive n’était pas un défaut. C’était simplement la préfiguration d’une dépense parfaitement inutile pour l’établissement, assortie de son lot de tracasseries matérielles chronophages.
Procrastination : un nouveau paradigme de gestion du temps
Travailler sur le temps long, c’est être loin de s’y mettre. Le temps long est la première variable d’ajustement dans tout ce qui pourrait être considéré comme de la procrastination "inefficace". Cette variable a été modélisée dans la loi de Parkinson : Le travail se dilate jusqu’à remplir toute la durée disponible pour son accomplissement.
Dans le schéma ci-dessus, il apparait clairement que le procrastinateur est consciemment ou inconsciemment au fait du gaspillage de temps que constitue une échéance lointaine. Ce n’est donc pas sur la procrastination qu’il faut travailler mais bien sur l’organisation du temps et les échéances.
Surtout en cas d’interruption
Et là forcément, cela parle à tous les intendants : quand au milieu de votre contrôle de la bande de chèques, la prof d’italien a besoin urgemment d’un feutre à tableau vert ou que le documentaliste vient de découvrir que l’abonnement au Monde diplomatique lu par quatre élèves de terminale option HGGSP, arrive à échéance le mois prochain... et qu’elle est passée par le chef d’établissement pour se plaindre de votre manque d’anticipation !
C’est une autre loi du temps, celle de Carlson : tout travail interrompu est moins efficace et prendra plus de temps que s’il était effectué de façon continue, car le temps perdu à cause de l’interruption d’une tâche est supérieur au temps de l’interruption.
Dans mon exemple, il faudra reprendre la bande depuis le départ, et s’il vous fallait vingt minutes au départ, c’est à nouveau vingt minutes qu’il faudra y consacrer, quel que soit que vous y aviez déjà consacré avant d’être interrompu. La loi de Carlson est également inconsciemment intégrée dans nos missions : nous procrastinons celles de nos activités dont nous savons que la moindre interruption transformera le quart d’heure redouté en une éternité de prise de tête.
Quand l’endurance nuit à la performance
Le fait de travail sur le temps long en continu n’est pas nécessairement non plus la preuve d’une gestion efficace du temps. Si l’on prend une performance de marathonien, autour des 2 h 15 pour faire quarante kilomètres, on est loin de la barre des dix secondes pour le 100 m. [1] Sans compter qu’en termes de santé, le marathonien souffre bien davantage que le sprinteur.
Cette constatation est également à l’origine d’une loi du temps, la loi d’Illich ou loi des rendements décroissants et très bien représentée par association à nos métiers ainsi :
Perte d’efficacité, perte de lucidité : j’en reviens au contrôle d’une constatation... À la cinquantième page du bordereau, personne ne peut se targuer d’une vigilance sans faille.
Une solution à la sauce... tomate !
On l’appelle la technique de pomodoro - la tomate en italien - car elle nous vient de l’utilisation d’un minuteur de cuisine en forme de tomate pour gérer le temps efficace et allier procrastination et efficacité.
Un pomodoro, érigé en unité de temps, ne doit pas durer plus de 52 minutes et la pause qui doit suivre doit être au moins du tiers du temps consacré à l’activité. C’est un peu le principe et elle s’applique parfaitement à toutes nos activités.
La pause, l’évasion, la sieste, quelle que soit la forme que vous lui concédez, c’est déjà de la procrastination mais sous une forme stratégique. Votre cerveau ne se met pas en pause, il continue à fonctionner avec en arrière-plan ce sur quoi il vous faut encore travailler ou réfléchir. Mais au premier plan, il aura décroché pour laisser plus de place à la créativité. Et puis après cette pause, vous n’allez pas faire la même chose : à nouvelle activité, davantage de fraicheur et d’entrain pour la nouveauté.
Alors qu’attendez-vous pour procrastiner ?