Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’asymétrie, le chef se croit supérieur ou quoi ?
C’est justement tout le problème que je cherche à exposer pour le rendre moins toxique : un chef de service, même quand il a, avec la meilleure bonne foi, une profonde considération pour les personnels qu’il encadre, la plupart du temps ne mesure pas à quel point il les connaît mal. Et à quel point eux savent tout de lui. Cette situation est inéluctable, parce que (en tout cas on en est convaincus à l’IZ) l’intelligence est collective. Donc un groupe de personnes encadré par un chef est nécessairement plus malin et mieux informé que son chef.
Prenons le cas d’un intendant de collège face à son équipe de huit ATTEE. Même avec un effort conscient et important, que sait-il de chacune des personnes qu’il encadre ? Leur nom, leur prénom, leur âge à cinq ans près, ça c’est à peu près universel. Assez souvent on connaît l’origine familiale géographique (pays d’origine pour les personnes issues d’une immigration plus ou moins récente...). Si le gestionnaire est attentif et a fourni un effort en allant consulter les dossiers, il sait à peu près qui a des enfants, combien et quel âge approximatif, et dans quel quartier chacun habite. Il peut aussi avoir une idée schématique de la carrière de chacun.e : ancienneté dans ces fonctions, domaines professionnels antérieurs, éventuellement précédent établissement d’affectation, et parfois le dernier diplôme obtenu. Il est difficile de savoir pour tout le monde si les gens vivent en couple ou non (la profession du conjoint encore moins), ou l’origine socio-professionnelle.
Déjà à ce stade, si vous êtes vous-même adjoint gestionnaire, vous risquez de vous sentir mal à l’aise en vous confrontant à cette liste d’informations : elles semblent relativement basiques et, sinon immédiatement utiles, assez nécessaires à l’établissement d’une relation raisonnablement humaine. Et pourtant, vous ne connaissez vraiment pas bien ces choses-là sur vos collaborateurs. Même si vous êtes stable en poste depuis longtemps. Souvent vous pouvez cocher presque toutes les cases de la liste pour une ou deux personnes, mais il y en a au moins la moitié pour lesquelles vous vous rendrez compte ne presque rien savoir.
Maintenant, étant vous-même encadré par quelqu’un d’autre (j’y inclus les gestionnaires, par leur chef d’établissement), posez-vous la question : mon chef connaît-il ces choses-là sur mon compte ? Que vous soyez particulièrement discret ou pas sur ces sujets personnels n’a en vérité pas vraiment d’influence. Et maintenant savez-vous ces choses-là au sujet de votre chef ? Vous vous rendrez compte que, même s’il est très discret, vous en savez beaucoup plus sur lui que lui sur vous. Si c’est quelqu’un de sympa, parlez-en ouvertement pour prendre la mesure du phénomène, et au passage lui faire profiter de ce que vous apprenez en me lisant !
C’est le nombre qui crée l’asymétrie (mais pas seulement)
En effet, il y a une explication immédiate qui soulagera la mauvaise conscience que vous auriez pu ressentir à avoir l’impression d’être un mauvais chef en connaissant aussi mal votre équipe. Ils sont plusieurs (huit dans mon exemple), vous êtes seul. Vous êtes contraint·e de retenir huit fois la même liste d’informations vraiment basique, avec le risque de mélanger un peu tout ça, et d’attribuer à Louise ces deux enfants au collège voisin qui sont en fait ceux d’Eugénie.
En face, ils ne sont pas obligés beaucoup se fatiguer pour bien vous connaître, car eux sont huit à recueillir, partager et confirmer des informations, se corriger quand l’un d’entre eux est imprécis, etc. En poussant cette logique jusqu’au bout, la différence entre l’effort de l’un et des autres est de... 8 x 8 : 64 fois plus ! Donc assez souvent, une bonne partie au moins de l’équipe sait où son chef est parti·e en vacances, la date ou au moins le mois de son anniversaire (si-si, il y a deux ans vous aviez laissé échapper que votre conjoint·e vous avait offert un beau cadeau, ça ne s’est pas perdu !), combien d’années précisément vous avez passé sur votre précédent poste, la marque et la couleur de votre voiture alors que vous seriez bien en peine d’attribuer à chacun·e les bagnoles que vous voyez tous les jours dans le parking du bahut, et je pourrais continuer longtemps !
Ensuite, l’importance accordée à la relation n’est pas symétrique non plus : le chef accorde son attention... d’abord à son propre supérieur hiérarchique ! Mais aussi à parfois d’autres équipes (dans le cas de l’intendant·e, en plus des ATTEE il y a le pôle administratif, et un minimum vital sur la salle des profs aussi), ou bien à des partenaires, à des clients (les membres du CA, les cadres de la collectivité de rattachement, les chefs de service et les gestionnaires dont vous pouvez avoir besoin au rectorat, les fournisseurs...).
Donc c’est comme ça et l’on n’y peut rien ?
Disons que globalement oui, on ne peut que limiter la casse par un effort conscient et répété, et/ou pour des gens pratiquement hypermnésiques. Dans mon cas perso, pas de chance : ma mémoire est puissante mais ultra-sélective, et je ne retiens que très mal ces informations, surtout celles qui sont évolutives (l’âge des enfants...). Au bout de deux décennies d’exercice, même en étant impliqué dans le travail de l’équipe, empathique, presque toujours heureux dans la relation avec des ATTEE que j’ai trouvé à 97 % professionnels, sérieux et sympa, concrètement je n’ai pas souvent retenu grand chose.
Mais cela a-t-il vraiment des conséquences ?
Oui et non. Posez-vous la question : êtes-vous vexé si votre chef ne sait plus si votre enfant est une fille ou un garçon ? En général non, voire il se pourrait que vous pensiez qu’il n’est pas plus mal que ces éléments personnels ne soient pas connus dans le cadre de votre boulot. [1]
Mais en fait des conséquences il y en a, et elles sont abominables : on s’habitue à cela. Si l’on n’y réfléchit pas, immanquablement avec le temps qui passe, on finit par trouver normal d’être la reine des abeilles, au centre de l’attention, par des gens qui ne sont que des ombres mais qu’on n’a pas vraiment besoin de connaître. Et, pour pourrir une personnalité, c’est parfait.
Si vous avez un peu de bouteille, alors réfléchissez à tel chef d’établissement pas vraiment recommandable que vous avez croisé, à tel agent comptable qui se prend pour Dieu le père... Refaites le film : sans doute ces personnes n’avaient-elles pas un très beau caractère déjà à l’origine, mais le phénomène que je décris n’a-t-il pas pu jouer un rôle pour en faire des monstres ?
Et là on en arrive à la défiance de la population envers "les élites" : ces politiciens qui ne savent pas le prix d’un ticket de métro ou d’un pain au chocolat, ces journalistes qui connaissent si bien les puissants et semblent mépriser les "premiers de corvée", ces grands patrons aux propos écœurants de condescendance : je ne les excuse pas, mais en fait, on sait de quoi cela procède.
Pour rester digne : être conscient, et ne pas s’endormir dans le confort de l’attention des autres
En mettant le doigt sur ce phénomène (que je n’ai pas inventé tout seul dans mon coin, même si j’ai complètement oublié dans quel bouquin de "développement personnel" j’ai pu en entendre parler pour la première fois, peut-être bien Robert Sutton), j’essaie de contribuer à un monde moins merdique, en vous permettant de ne pas sombrer dans ce vortex.
Pour ce qui me concerne, la prise de conscience du phénomène a contribué à renforcer ma considération et mon empathie pour ces personnels qui travaillent pour moi, et que je connais si mal. Cela m’a aussi aidé à me décomplexer : j’ai habitué mes collaborateur·trices à m’entendre dire que "je ne suis pas bien malin", "je ne retiens pas grand chose". Parce que je suis intimement convaincu qu’ils sont plus malins que moi, au moins collectivement. [2]
Pour devenir un "vrai patron" : reprenez la maîtrise et détoxifiez
Là je m’adresse aux petits intendants, qui deviendront peut-être en quelques années de jolis agents comptables, de replets mutualisateurs, puis iront grossir comme chefs de div’ au rectorat ou directeurs dans une fac, avec en ligne de mire le secrétariat général ou ce genre de trucs. Aujourd’hui vous apprenez que votre capacité d’attention est déjà débordée en encadrant une dizaine de personnes tout mouillé. Avouez qu’il est important de savoir que ce problème existe, avant d’en être au stade ou, SG ou DGS adjoint, vous ressentiez un vide en-dessous de vous parce que vous situez mal les chefs de division ou directeurs !
On ne devient pas cadre supérieur sans une bonne dose de détachement voire de cynisme, mais il y a des limites, sans quoi l’on devient l’un de ces chefs infects avec lesquels la populace cherche à limiter les contacts. Ce qui en plus renforcera les phénomènes de cour, les flatteurs vivant à vos dépens etc. Pour un métier aussi profondément humain que l’encadrement, la connaissance de soi-même et de ses limites dans la relation à l’autre, c’est fon-da-men-tal.
Échappez à la médiocrité et donnez-vous les moyens de progresser sans régresser humainement, mettez de la conscience là où trop de gens se laisseraient aller. J’ai même un petit espoir que certains lecteurs, ainsi éveillés, comprennent que finalement ils peuvent peut-être courir la carrière et grimper dans la hiérarchie sans s’avilir moralement. Parce qu’il est très vrai que le pouvoir corrompt, mais pas toujours, pas tout le monde.
Extension à la qualité du service
En faisant une très rapide recherche sur le sujet, je trouve ce site parlant de la relation commerciale. En gros son propos est : si dans votre organisation de travail vous limitez l’asymétrie de l’attention, mécaniquement et automatiquement cela modifiera votre relation à d’autres cercles, et tout particulièrement tout le monde dans la boîte s’occupera mieux des clients, ce qui est bon pour le bizness.
Extrapolé à nos préoccupations de Service public, je traduis : un intendant éclairé par mon propos, qui pratique un minimum de méta-réflexion sur sa relation de travail, sera aussi un interlocuteur plus apprécié des usagers (parents, élèves) et partenaires (autorité académique, CT, fournisseurs...). Mais toute son équipe aussi !
En guise de conclusion, ce trait d’optimisme : il suffit de savoir qu’un problème existe pour non seulement qu’il devienne beaucoup moins dangereux, mais qu’en plus l’ensemble de la communauté de travail devienne un peu plus vertueuse et efficiente. Et le verre à moitié vide, malgré tout : au lendemain du départ d’un cadre qui a la bonne attitude, tout peut redevenir "normal", en trois jours, même après dix ans de bonheur.